Pour Mgr Pascal Wintzer, archevêque de Poitier, la vision de l’amour du pape François et du réalisateur espagnol ne sont pas si éloignées que cela.C’est un vrai bonheur de retrouver le Pedro Almodovar de Tout sur ma mère et de Parle avec elle. Après des derniers films assez décevants, nous voici à nouveau avec le romanesque et même le mélodrame que sert de si belle manière le grand cinéaste espagnol.
Comme souvent, ce sont des femmes dont il dresse le portrait. Il le fait avec un art délicat et beaucoup de recherche ; la qualité de la forme ne nuit en rien au propos, tout au contraire ; comme on l’a déjà écrit, c’est le style qui est essentiel, et de cela, Almodovar ne manque pas.
Revenir aux tourments de l’intimité
Julieta, la cinquantaine, s’apprête à quitter Madrid pour s’installer au Portugal avec son compagnon. Dans la rue, elle croise une connaissance qui lui donne des nouvelles de sa fille. Pour Julieta comme pour le spectateur, c’est la survenue de cette fille, inconnue ou oubliée, qui bouleverse les plans de celle qui avait choisi d’oublier, pour survivre, qu’elle était mère. Le film opère alors de savants et fluides allers-retours entre le passé et le présent où se révèlent les douleurs qui marquent la vie de Julieta. Le visage de cette belle femme devient alors l’écran, le révélateur d’un cœur et d’une âme éprouvés par les regrets, les remords, les incompréhensions de celles et de ceux qui croisent ou partagent sa vie.
Il faut dire l’art des actrices magnifiques qui incarnent les figures féminines des films d’Almodovar. Ici, en dehors d’une Rossy de Palma dans un rôle inhabituel pour elle et qui conduit à ne pas la reconnaître tout de suite, le cinéaste fait découvrir au public français des actrices ibères que nous ignorions, en particulier les très belles Adriana Ugarte et Emma Suarez, qui incarnent Julieta aux différents âges de sa vie.
Bien entendu, on pourra reprocher l’artificialité des intrigues, les couleurs accentuées, les ficelles mélodramatiques et certains rebondissements ; trop c’est trop, penseront certains… Pourtant, à l’heure d’une actualité sociale et internationale difficile, revenir aux tourments de l’intimité, se laisser porter par un film dont l’auteur sait accompagner et honorer son spectateur offre bien des avantages. Pourquoi bouder son plaisir ?
L’homme et la masculinité, grands absents
Même si les femmes sont de toutes les scènes, ainsi qu’il est en dans la plupart des films de Pedro Almodovar, une absence est d’autant plus exprimée, même si c’est toujours avec délicatesse. Entre ces femmes qui peinent tant à se comprendre, à se parler, et qui passent à côté de ce qui leur aurait permis de se comprendre, il y a toujours un espace, vide souvent ou occupé par une figure dont l’expression souligne d’autant une absence : c’est celle de l’homme, de la masculinité. L’espace n’est pas que mental, la mise en scène revient plusieurs fois sur une même manière de créer des images : ce sont deux femmes qui se parlent et se regardent, la distance qui les sépare est plus accentuée que le naturel ne le voudrait, une distance qui désigne le centre de l’image, un centre qui est, parfois vide, parfois occupé par une figure soulignant d’autant l’absence de l’homme.
Je retiens deux de ces images, particulièrement expressives de cela ; des images et non des mots (nous sommes dans le cinéma et non dans la littérature), même si Pedro Almodovar s’est inspiré de nouvelles d’Alice Munro pour écrire son scénario.
La “scène primitive” se déroule dans un train. C’est l’hiver, la nuit, la neige. Soudain, un cerf (image d’une grande beauté) semble courir après le train. Commentaire de Julieta : “Il recherche une femelle”. Errance du mâle courant à perdre haleine après un fantôme.
Lors d’une autre rencontre, entre Julieta et celle qui fut une “amante passagère” de son mari, une femme qui est sculptrice, se trouve entre elles une statuette (celle que nous voyons de dos sur la photo qui suit). Cette statuette représente une image masculine, mais dont le sexe est mutilé. De plus, la statue est enveloppée de cellophane !
Des êtres de passage dans la vie de femmes
La symbolique peut être appuyée, sur-signifiante… S’y exprime cependant cette réalité d’hommes qui ne sont plus que des êtres de passage dans la vie de femmes qui assurent un fil, même disjoint, même blessé de la grande histoire de l’humanité.
Enfin, alors que l’on peut se réjouir qu’un texte pontifical fasse enfin référence au cinéma (Amoris Laetitia mentionne en effet Le Festin de Babette de Gabriel Axel), au terme de ces quelques réflexions au sujet de Julieta, il m’est loisible de citer la récente Exhortation apostolique. Je retiens deux passages où le pape François insiste sur l’importance de vrais dialogues dans le couple (mais ceci pourrait être élargi à tous les lieux de relations en société et en Eglise). Réaliste, le souverain pontife souligne combien le dialogue, comme l’amour demeure cet “artisanat” humble et exigeant.
Reconnaissons que, pour que le dialogue en vaille la peine, il faut avoir quelque chose à dire, et ceci demande une richesse intérieure qui soit alimentée par la lecture, la réflexion personnelle, la prière et l’ouverture à la société. Autrement, les conversations deviennent ennuyeuses et inconsistantes. Quand chacun des conjoints ne se cultive pas, et quand il n’existe pas une variété de relations avec d’autres personnes, la vie familiale devient un cercle fermé et le dialogue d’appauvrit.
Amoris Laetitia, n° 141L’amour a besoin de temps disponible et gratuit, qui fait passer d’autres choses au second plan. Il faut du temps pour dialoguer, pour s’embrasser sans hâte, pour partager des projets, pour s’écouter, pour se regarder, pour se valoriser, pour renforcer la relation
Amoris laetitia, n°224
Le pape François et Pedro Almodovar seront peut être d’accord pour reconnaître que l’amour se construit au travers de cheminements laborieux et exigeants.