Entretien au sujet des œuvres majeures de Georges Bernanos, deuxième partie.Retrouvez la première partie de cet entretien ici
Défendre la civilisation européenne et française passera avant tout par le combat culturel. Et donc par la littérature. Bernanos figure à ce titre parmi les grands auteurs français qu’il est bon de fréquenter et de faire connaître. C’est avec beaucoup de talent que Monique Gosselin-Noat, grande universitaire (Paris X), nous fait pénétrer dans l’univers bernanosien à travers ses six principaux romans.
Aleteia : Son chef d’œuvre, le Journal d’un curé de campagne, devrait-il être relu aujourd’hui, lui qui soulève des débats actuels ? Pensons au curé de Torcy, qui penche pour l’anticapitalisme !
Monique Gosselin-Noat : C’est assez complexe car le curé de Torcy peut apparaître à la fois comme très conservateur et très révolutionnaire. D’un côté, il dit qu’on n’a pas le droit d’exploiter l’homme et son travail, s’insurge contre le capitalisme, contre le triomphe de Mammon et la dictature de l’argent si contraire à l’Évangile. Inversement, il ne croit pas que l’on puisse éradiquer la pauvreté par la philanthropie. Certes il importe de la secourir mais l’essentiel à ses yeux est que l’on honore la pauvreté, que l’on mesure les valeurs qu’elle porte en elle. Il parle à ce titre de l’esprit de pauvreté. Pour lui, les pauvres doivent être “les princes” de l’Église. Cela peut étonner, mais nous ne sommes pas dans un fonctionnement politique simple. Tout le militantisme de Bernanos, toutes ses prises de position dans le moment de l’Histoire où il a vécu reposent sur une vision chrétienne et mystique du monde. Rien ne peut ni ne doit échapper au plan de la Rédemption. Sa dénonciation du monde moderne s’accompagne donc dans ses romans d’une discrète annonciation.
Vous faites donc la différence dans la fécondité de la philanthropie et de la charité ?
C’est nécessaire, car pour Bernanos, la charité s’exerce au nom du Christ. Prenons l’exemple de mère Térésa, qui accompagnait des mourants. Que fait-elle ? Elle les met dans un linceul et les entoure. Ce n’est pas de la philanthropie ; son action n’a pas d’utilité sociale évidente, mais elle témoigne de l’amour du Christ pour chacun, de la dignité de chaque être humain et cet amour passe par elle. Bernanos comme le pape François ne veut pas qu’on confonde le catholicisme et une ONG. Dans l’action, philanthropie et charité peuvent se rejoindre pour secourir la misère sous toutes ses formes, mais la charité implique un accompagnement peut-être encore plus total puisqu’elle entend aimer l’autre comme le Christ nous aime. Alors peut-être n’est-ce pas l’efficacité matérielle qui prime mais ce sens de l’amour et de la pauvreté partagée. Dans le Journal, Bernanos reprend et commente la phrase du Christ “vous aurez toujours les pauvres parmi vous”, elle rappelle qu’elle n’est pas celle d’un démagogue. L’écrivain veut nous faire partager la douleur épouvantée du Christ face à la pauvreté, et, tout en luttant contre elle, nous faire communier avec les pauvres dont “la patience” sauvera le monde. Il reprend la parole du Psaume : “la patience des pauvres ne périra pas”. L’action concrète peut être la même mais elle change de sens.
Le curé d’Ambricourt, héros du Journal, est confronté à la fin du roman à deux situations permettant à Bernanos de mettre le doigt sur deux difficultés qui nous guettent tous : la tiédeur et l’absence d’amour. D’abord, il rencontre Louis Dufréty, un ancien camarade de séminaire et désormais prêtre défroqué. Ensuite, c’est au tour de la comtesse, qui vient de perdre un enfant. N’est-ce pas le signe d’un monde en proie aux forces du mal ? Comment y remédier ?
Le cas de Louis Dufréty mérite qu’on se penche sur son cas. Le curé d’Ambricourt (le héros) se rend chez ce camarade défroqué à son appel. C’est une transgression pour l’époque. Louis Dufréty évoque son évolution intellectuelle pour lui expliquer sa prise de distance avec l’Église. Or le jeune curé lui répond en substance : “si j’avais le malheur de manquer aux promesses de mon sacerdoce, je préférerais que ce fût pour l’amour d’une femme que pour ce que tu nommes ton évolution intellectuelle.” Pour Bernanos, la religion chrétienne n’est pas une morale ni un ensemble de principes, mais une religion de l’amour.
Nous assistons aussi à un grand dialogue entre le jeune prêtre et la comtesse qui vient de perdre son jeune enfant. Elle blasphème, défie Dieu, par désespoir. Le héros commence par la secouer ; il lui explique que l’enfer, c’est de ne plus aimer. Il finit par trouver les justes mots qu’au moment où, après avoir longtemps prié, il a une inspiration de l’Esprit. C’est comparable à l’oxygène spirituel, qui ouvre le cœur de la comtesse, au point de provoquer chez elle un retournement total. Elle qui était dans la révolte, la bravade, se transforme : elle est prête à jeter le petit médaillon de son fils au feu. “Dieu n’est pas un bourreau”, proteste le curé d’Ambricourt. Par là, il règle son compte à un pseudo-christianisme doloriste. La paix de Dieu envahit alors l’âme de la comtesse qui s’en trouve métamorphosée. Elle a recouvré une merveilleuse espérance et la paix de l’âme.
Ainsi, Bernanos touche les cœurs au plus intime de l’âme. Comme il le souhaitait au début de La Grande peur des bien-pensants, en 1931 : il écrit “j’ai juré de vous émouvoir, d’amitié ou de colère”. Tel est son projet d’auteur et on peut dire qu’il y parvient. Il ne laisse presque personne indifférent, ni intact.
Dès lors, peut-on affirmer que l’œuvre de Bernanos est une invitation à l’espérance ?
Oui, l’œuvre de Bernanos est une invitation à l’espérance, car lui-même surprend la grâce à l’œuvre dans le cœur des personnages les plus ténébreux. Il la surprend car il est un observateur avisé de la vie spirituelle dans le cœur de ceux qu’il croise ou qu’il imagine. Certains épisodes spirituels sont également proches de ce qu’il a lui-même vécu. Son œuvre romanesque reflète sa propre expérience dont il a été témoin. C’est ce qui donne son poids de vérité à ce qu’il écrit.
Par ailleurs, si Bernanos plonge dans l’angoisse, il laisse toujours entrevoir un sens. Vous ne souffrez pas en vain, semble-t-il nous dire. Les dialogues sont poussés dans la mesure où les personnages s’affrontent au plus profond d’eux même. Cette radicalité et cette profondeur éliminent tout ce qui pourrait n’être que superficiel. Comme dans le monde de Malraux, les dialogues sont décapants. Malraux était agnostique mais il a compris Bernanos. Ces deux auteurs nous interpellent sur le sens de la vie humaine et du monde, même si ce sens est différent pour chacun d’eux. Dans les deux cas, l’homme n’est pas réduit à un simple homme. Ils défendent une grandeur qui est propre à lui-même. Le monde moderne se caractérise par la “banalisation du mal”, et la perte du sens, et une forme de divertissement pascalien qui maintient l’homme. C’est ce que montre Kundera quand il évoque dans un roman “insoutenable légèreté de l’être”. Dans le monde bernanosien, tout prend sens avec la Passion du Christ et l’Incarnation. Il invite à comprendre, partager, ne pas juger mais pardonner. N’est-ce pas en grande partie le sens de l’ultime parole qui clôt le Journal d’un curé de campagne: “Qu’est ce que cela fait? Tout est grâce”.
Quels romans conseilleriez-vous pour aborder Bernanos ?
Lire le Journal d’un curé de campagne évidemment, ou la Nouvelle histoire de Mouchette qui est une longue nouvelle plus laïque: aucun personnage de prêtre. On entend seulement à l’horizon du récit les cloches qui annoncent la messe. Dans ce texte, la poésie accompagne le destin de cette petite Mouchette qui est le paradigme de la misère absolue. On la voit seule, en classe, la nuit ; elle subit un viol au moment où elle croyait pouvoir aimer ; elle est finalement amenée au suicide par une sacristine qui est l’incarnation même du faux sacré, de la “face noire” du surnaturel. Tout un accompagnement musical, sonore suggère en sourdine qu’une vraie compassion escorte cette petite-fille jusqu’au bout et qu’avec la mort elle entre dans l’amour, même si cette espérance reste en filigrane. Enfin La Joie me paraît très accessible à condition d’être d’abord un peu guidé.
Propos recueillis par Jean Muller
Bernanos, romancier du surnaturel de Monique Gosselin-Goat. Éditions Pierre-Guillaume de Roux, septembre 2015, 22,90 euros.