Historien et écrivain, Jean-Baptiste Noé revient sur l’entrevue entre le pape François et le patriarchie Kirill du 12 février 2016.Jean-Baptiste Noé passe en revue les thèmes peu abordés, comme ceux du renouveau du la foi en Europe de l’Est et de la question ukrainienne. Il est l’auteur de Géopolitique du Vatican, paru aux PUF en octobre 2015.
Aleteia : À lire la déclaration conjointe du pape François et du patriarche Cyrille, il semble que l’Église de Rome et l’Église orthodoxe russe mènent plusieurs combats identiques, à commencer par ceux de la famille et de la vie. Quels sont leurs points d’accord ?
Jean-Baptiste Noé : La défense d’une vision commune de l’homme et de la société est l’un des points majeurs de ce texte. Celui-ci réaffirme le droit à la vie, la reconnaissance du christianisme comme fondement de l’Europe et la nécessité de défendre l’héritage spirituel et religieux du continent. De même, il y a un passage très rude contre le laïcisme et le relativisme qui étouffent la spiritualité et chassent la liberté religieuse. À la fin du XIXe siècle, le pape Léon XIII expliquait que l’Europe n’était plus structurée autour de l’opposition entre Latins et Grecs, mais entre ceux qui croyaient en Dieu et ceux qui Le rejetaient. Il bâtissait ainsi une nouvelle vision géopolitique. Le régime communiste a oblitéré cette vision, qui redevient un enjeu diplomatique depuis sa chute.
Alors que la situation des chrétiens d’Orient mobilise à juste titre toute l’attention occidentale, le pape François et le patriarche Cyrille ont souligné le renouveau de la foi en Europe de l’Est. Quelles en sont les causes ?
Le renouveau de la foi en Russie est extraordinaire. Plus de 200 églises ont été construites dans la région de Moscou depuis 1991. La réflexion spirituelle irrigue tous les partis politiques russes, y compris le Parti communiste qui défend lui aussi l’orthodoxie. D’une certaine manière, Jean Paul II avait anticipé ce renouveau dans son encyclique Centessimus annus parue en 1991. Analysant les causes de la chute du communisme, il expliquait que celles-ci n’étaient pas dues à la faillite économique ou politique, mais au nihilisme spirituel du communisme. Or, ce nihilisme a fini par devenir insupportable à des peuples qui avaient une très longue tradition spirituelle. Des dissidents se sont levés, portés et soutenus par une foi vive, et ils ont fait tomber l’idéologie. C’est l’orthodoxie souterraine en Russie et le catholicisme du silence en Pologne qui ont provoqué la fin des totalitarismes. À partir de là, quand la pratique religieuse a été libérée, celle-ci a pu se développer pleinement.
La question ukrainienne a fait l’objet de plusieurs points. Quelle est la situation actuelle en Ukraine du point de vue religieux ?
C’est le point le plus épineux des relations entre l’Église de Rome et celle de Moscou. Pour comprendre cela, il faut remonter au début de la rupture. Longtemps après la chute de Rome aux mains des barbares, lorsque Constantinople tombe aux mains des Turcs, en 1453, la Russie s’accapare l’héritage gréco-orthodoxe et se couronne du titre de “troisième Rome”. Le Prince de Russie Ivan III (1440-1505) a épousé Zoé Paléologue, nièce du dernier empereur d’Orient. Il se donne le titre de Tsar, dérivé de César, qui donne Kaiser en allemand, et il adopte l’héraldique de l’aigle bicéphale, le symbole de l’Empire (qui regarde à l’Orient et à l’Occident, Ndlr). En 1589, est établi le Patriarcat de Moscou et de toute la Russie. D’un point de vue formel, la séparation entre Rome et Moscou date de cette année-là. Face à l’érection de ce patriarcat, certains catholiques grecs décident de rester fidèles à Rome. En 1596, lors du synode de Brest-Litovsk, ils prononcent leur union avec le Siège apostolique. Ils deviennent ainsi des “uniates” (terme péjoratif) aux yeux des orthodoxes de Moscou, appelés également les gréco-catholiques, puisqu’ils sont fidèles à la liturgie byzantine tout en étant attachés au siège de Rome.
Les gréco-catholiques ukréniens sont concentrés dans la partie Ouest de l’Ukraine, une région nommée Ruthénie. Or Moscou n’accepte pas cette union et les persécute. Ici, deux visions s’opposent. Les uniates se voient comme des fidèles de Rome qui ont refusé un schisme et Moscou les voit comme des personnes qui ont rompu avec elle pour se rattacher à Rome. La querelle dure toujours, même si le texte apporte une paix certaine. Rome a reconnu que la solution uniate ne devait plus être pratiquée : il ne faut pas détacher une communauté d’une Église pour l’adjoindre à une autre, et Moscou reconnaît la liberté des uniates et leur droit de pratiquer librement leur liturgie. C’est un compromis politique qui permet à Moscou et à Rome de rester fidèles à leur vision de la question, tout en assurant les gréco-catholiques ukréniens de la liberté religieuse. Mais le texte a été très mal perçu par les fidèles catholiques ukrainiens eux-mêmes : leur patriarche l’a dénoncé, tout en réaffirmant sa fidélité au Pape. Les blessures et les tensions restent vives, alimentées par la coupure de l’Ukraine et la guerre qui sévit dans le pays.
Peut-on espérer que cette rencontre de Cuba soit le préambule d’une véritable union des Églises, union qui a échoué plusieurs fois dans l’Histoire ?
L’union a déjà eu lieu en 1439, lors du concile de Florence. Le pape Eugène IV, l’empereur Jean VIII et le patriarche de Constantinople Joseph II avaient signé un accord d’union. Quand le patriarche et l’empereur sont rentrés à Constantinople ils se sont fait conspuer par la foule qui a refusé l’accord. Le peuple n’a pas suivi. Aujourd’hui, les questions théologiques ont été aplanies et ne sont plus véritablement un problème. Ce qui empêche l’union c’est la politique et la liturgie. La politique, parce que de nombreux patriarches d’Orient sont jaloux de leurs prérogatives. Une union risquerait de leur retirer des préséances. On n’élimine pas non plus facilement un millénaire d’attaques et de haines.
La question liturgique est un autre point majeur, dont les catholiques n’ont pas forcément conscience. Les orthodoxes sont souvent choqués par la façon dont les catholiques ont traité la liturgie après le concile Vatican II ; bien souvent en ne respectant pas les textes conciliaires et les directives du nouvel Ordo. La communion dans la main, sa distribution par des laïcs, les chants utilisés, le refus du grégorien, la laideur de certains ornements liturgiques ou la décoration minimaliste des nouvelles églises, tout cela les choque beaucoup et empêche la réconciliation.
Si le pape Benoît XVI a autant insisté sur la liturgie au cours de son pontificat, c’était d’une part pour redonner le sens du sacré et de l’intériorité aux catholiques, mais aussi pour faciliter l’œcuménisme avec les orthodoxes. Lorsqu’il était le numéro 2 de l’Église russe, Cyrille a rencontré Benoît XVI à plusieurs reprises. Le respect des normes liturgiques, du beau et du sacré en Occident sont des chemins essentiels pour la pleine communion avec l’Orient.
Propos recueillis par Charles Fabert