Parfois la miséricorde envers les autres est un nécessaire exercice de souci de soi. J’ai été une enfant souffre-douleur. Personne ne mérite d’être victimisé, mais si on l’a été dans l’enfance, cela nous poursuit : on émane une aura de vulnérabilité que les tempéraments agressifs reconnaissent et ciblent immédiatement. J’ai subi l’intimidation à l’école primaire mais, quand j’y repense, c’est vraiment à la maison que cela a commencé. Dans ma famille, les adultes avaient été très abîmés par une série de traumatismes. Ils me laissaient à moi-même. J’étais de loin la plus petite ; timide et réservée, j’étais mal armée pour être autonome. Ainsi, le manque de soin dont je pâtissais commença à se voir à l’extérieur : on m’envoyait à l’école sale et négligée, munie d’un triste sandwich en guise de déjeuner, sans même une serviette en papier.
Quant à mon attitude, elle était proche de l’hébétude ; tout me désignait aux yeux des “loups” : “Voici un agneau faible et blessé, tu peux le déchiqueter et t’en repaître”. Avec le temps, j’ai fini par comprendre que les absurdités qu’ils m’ont fait subir – bousculades dans la cour de récréation, billets ineptes, railleries cruelles de toute la meute – n’avaient rien d’anormal pour ces intimidateurs, qui manquent autant d’imagination que de courage. J’avais une dizaine d’années. Cela dura deux ans, puis ma famille déménagea dans une autre région. Je détestais ma nouvelle ville, mais je comprenais désormais ce qui provoquait l’agressivité des intimidateurs et le fait de me négliger comptait pour beaucoup. Ainsi, je débarquai dans mon nouveau collège tirée à quatre épingles. C’était un établissement où tout le monde était “nouveau”, ce qui me permettait de ne pas me faire désigner comme un agneau blessé.
Sur ce plan, ce fut un grand succès. Même si à la maison la vie restait pénible et chaotique, le collège fut dans l’ensemble une expérience heureuse. Et pourtant, ce qui parfois me traversait l’esprit, c’étaient les noms et les visages des élèves de l’école catholique de mes pires années. Je revoyais tout avec précision, j’entendais les moqueries, je me rappelais le rejet et le mépris dont je faisais l’objet et que je pensais mériter parce que j’étais moche, pas branchée, tarte, nulle, etc. Tout me revenait immédiatement en mémoire.
Un jour, assise devant un tabernacle, entendant tous ces échos résonner dans ma tête, j’eus l’idée d’écrire aux intimidateurs de mon enfance. Dans la lettre, je disais que je comprenais presque pourquoi une gamine crasseuse aux cheveux gras, qui vivait le quotidien comme un soldat éclopé, pouvait sembler assez différente des autres pour qu’on s’autorise à la détester. J’expliquais que ma situation à l’époque n’était de la faute de personne, que ma famille avait été dévastée comme un village bombardé par des missiles et que, même si personne n’était coupable, ce type de naufrage était précisément ce qui attire les enfants dans leur ignorance. Je leur pardonnais de ne pas avoir eu, à leur âge, la capacité d’éprouver de la compassion et de penser en me voyant : cette gamine a besoin qu’on s’occupe d’elle.
Je leur pardonnai leur sentiment de supériorité et aussi leur crainte car je pense que, quelque part, je leur faisais peur. Quand on a une vie rangée dans une belle maison avec des parents attentionnés et qu’une gamine qui vous ressemblait a soudain l’air complètement dévasté, cela doit être terriblement insécurisant.
J’ai écrit la lettre et l’ai portée au bénitier. Je l’ai aspergée d’eau bénite, puis ai laissé la feuille pliée devant le tabernacle. Une offrande de paix pour celui qui est Paix. Un geste de miséricorde de la part d’un agneau, confiée à l’Agneau qui est Miséricorde. Un plaidoyer pour moi-même pour que, grâce à mon pardon, mes vieilles blessures puissent se cicatriser et que je sois à mon tour pardonnée d’avoir manqué à l’amour, de n’avoir pas su reconnaître d’autres agneaux blessés pour leur offrir une protection contre les loups.
Et pour que jamais je ne devienne moi-même un loup.