Décédé à 91 ans aux Etats-Unis, René Girard, anthropologue et académicien, théoricien du « désir mimétique », a mis la religion chrétienne au centre de sa compréhension de l’homme.C’est un penseur d’une rare originalité qui s’est éteint le 4 novembre à Stanford, la ville américaine où il enseignait depuis des décennies à l’université. Il y avait longtemps dirigé le département de langue, littérature et civilisation françaises. Il aura accompli l’essentiel de sa carrière aux Etats-Unis où il s’était installé dès 1947, jeune et brillant intellectuel frais émoulu de l’Ecole des chartes. Mis à part un cercle fervent de « happy few », son œuvre abondante était restée méconnue en France jusqu’à son élection à l’Académie française en 2005 au fauteuil du Père dominicain Ambroise-Marie Carré.
Le désir mimétique au fondement de la société
Beaucoup ont découvert à cette occasion, sans avoir lu nécessairement un de ses livres, son idée phare du « désir mimétique » et de la violence qui en résulte (cf. La Violence et le Sacré) au fondement de toute organisation sociale. Idée qu’il résumait ainsi en 2008 dans une interview à Télérama :
« Toute l’histoire – et le malheur ! – de l’humanité commence en effet par la rivalité mimétique. A savoir : je veux ce que l’autre désire ; l’autre souhaite sûrement ce que je possède. Tout désir n’est que le désir d’un autre pris pour modèle. Lorsque cette rivalité mimétique entre deux personnes se met en place, elle a tendance à gagner rapidement tout le groupe, par contagion, et la violence se déchaîne. Cette violence, il faut bien la réguler. Elle se focalise alors sur un individu, sur une victime désignée, un bouc émissaire (…), forcément coupable. Son lynchage collectif a pour fonction de rétablir la paix dans la communauté, jusqu’aux prochaines tensions. Le désir mimétique est donc à la fois un mal absolu – puisqu’il déchaîne la violence – et un remède – puisqu’il régule les sociétés et réconcilie les hommes entre eux, autour de la figure du bouc émissaire. »
La révolution chrétienne
Mais cette fatalité de la violence sacrificielle est rompue par le christianisme et par lui seul. A la différence des autres religions, la foi au Christ offrant librement sa vie brise le mécanisme victimaire et permet de dépasser le mimétisme à l’origine de toutes les violences…à moins qu’au contraire, il les déchaîne ! Expliquons : les croyances archaïques régulent la violence en sacrifiant le ou les coupables désignés. Mais le Christ, lui, se proclame totalement innocent. Voilà qui change radicalement la donne, pour le meilleur ou pour le pire !
Pour René Girard , explique le philosophe Thibaud Collin sur le blog Le Parvis de la chouette (Aleteia) : « … la dénonciation chrétienne du religieux sacrificiel enraye sa fonction régulatrice. C’est ce que la modernité a reçu de l’Evangile mais en croyant qu’elle pouvait aussi se passer de la solution chrétienne, à savoir de la bonne nouvelle : la paix assurée par l’imitation de Jésus. Dès lors, la pensée de Girard provoque la modernité à une alternative radicale: soit la conversion au Christ soit l’escalade de la violence que plus aucun mécanisme ne peut endiguer, donc l’autodestruction du monde humain. »
En somme, un christianisme sécularisé s’avère plus dangereux que l’antique paganisme. Nous ne sommes pas loin du célèbre aphorisme de Chesterton : « Le monde est plein de vertus chrétiennes devenues folles ». De fait, souligne François Hien (Causeur), « l’Apocalypse prédit par les Ecritures n’est pas celle d’un Dieu vengeur déchaîné contre nous : ce n’est que le fruit de notre propre violence, montée aux extrêmes. Et René Girard de s’étonner qu’en une époque où il est devenu concevable, et même probable, que l’homme finisse par détruire l’homme, personne n’aille regarder la pertinence des textes apocalyptiques, leur validité anthropologique. »
Un monde au bout du rouleau
Il suffit de suivre l’actualité pour constater, jour après jour, que le christianisme sans la foi, ça ne marche pas ! Après la cruelle expérience des totalitarismes et les désillusions de l’individualisme libertaire, nos sociétés sont au bout du rouleau : elles ne savent plus à quoi se vouer… Le profond désarroi du monde sécularisé appelle la renaissance du christianisme. C’était la conviction de René Girard : « L’inspiration évangélique du titre d’un nombre important de ses livres – Des choses cachées depuis la fondation du monde , Quand ces choses commenceront , Je vois Satan tomber comme l’éclair… » – marque bien où était son cœur, souligne Sébastien Lapaque (Le Figaro). Penseur franc-tireur et lecteur universel, René Girard assumait le scandale de croire à la vérité révélée du christianisme dans un siècle voué au doute et à la déconstruction » (écouter ce qu’il en disait en 2005 au micro de Radio Notre-Dame).
Laissons la conclusion à Jean-Claude Guillebaud (La Vie) : « Pour Girard, cette pertinence singulière du message évangélique, qui continue à produire ses effets 2 000 ans après, pose à nouveaux frais la question de la foi. Peut-il être l’œuvre des hommes ou est-il inspiré par une transcendance ? Girard n’y a jamais répondu directement, renvoyant chacun à sa libre décision… (…)De fait, Girard a ramené vers l’Évangile – et la foi – nombre d’intellectuels et de scientifiques. Et ce n’est pas fini…»