Sur son blog, “Le parvis de la chouette”, Thibaud Collin rend hommage à cette grande figure de la pensée chrétienne française.René Girard nous a quitté. Immense penseur français, son œuvre restera comme l’une des plus importantes de la deuxième moitié du XXe siècle. Elle représente un défi pour les sciences sociales et la philosophie politique moderne. En effet, à la fin des années 1960, alors même que triomphait la vulgate d’un effacement du religieux dans le champ de l’expérience humaine (sous l’influence entre autres de Freud, de Nietzsche et de Marx), Girard a mis le phénomène religieux au centre de sa compréhension des racines du monde humain. Or un tel geste a des conséquences sur la raison moderne mais aussi peut-être sur la foi chrétienne. Tel est l’angle particulier sous lequel j’aimerais discuter cette œuvre.
Prendre la modernité à revers
Pour René Girard, la société et la culture sont construites sur une régulation de la violence originelle. Il rencontre ici un thème traité par les philosophes du contrat, notamment Thomas Hobbes dans Léviathan (1651). Celui-ci part de l’hypothèse d’un état de nature dans lequel la guerre de tous contre tous empêche toute institution humaine digne de ce nom. Mais pour Hobbes, c’est le politique qui permet de domestiquer la violence généralisée. En effet, le Souverain, l’Etat absolu, advient par la monopolisation de la violence dont il devient l’unique dépositaire légitime. Le contrat social est l’acte par lequel chacun abandonne à l’Etat son pouvoir de se défendre lui-même. L’Etat est alors ce tiers pacifiant les relations entre les hommes et instaurant la confiance là où il y avait défiance et rivalité. On peut donc dire que Girard met le religieux là où la philosophie moderne mettait le politique. Par ce geste, notre auteur effectue une subversion de la modernité.
La modernité s’est, en effet, constituée par une critique de la doctrine chrétienne, notamment par sa disqualification de la grâce et du salut. En développant une doctrine anthropologique fondée sur une prise au sérieux de ce qui se joue dans le rite et le sacrifice (notamment dans La violence et le sacré– 1972 – Des choses cachées depuis la fondation du monde-1978- – et Je vois Satan tomber comme l’éclair-1999) Girard repose de fait la question de la vérité du christianisme. En effet, la régulation religieuse de la violence ne fonctionne qu’en occultant son propre mécanisme. C’est parce que le sacrifice du bouc émissaire est vécu comme l’exclusion du responsable de la désagrégation sociale que la paix survient et que le bouc émissaire peut être alors perçu comme divin par ceux là même qui l’avaient sacrifié. Dès lors l’efficacité anthropologique du religieux repose sur un mensonge, une sorte de mystification ou d’aliénation pour reprendre un terme utilisé par Marx pour qualifier… le religieux ! Sauf que pour Girard cette mystification n’est pas révélée par une analyse socio-économique mais par le texte de l’Évangile. C’est bien lui qui dénonce le mensonge inscrit dans le sacrifice puisqu’il est écrit selon le point de vue de la victime sacrificielle qui n’est en rien coupable. Alors sous ce rapport, l’Evangile est-il une bonne ou une mauvaise nouvelle ?
Mauvaise, car la dénonciation chrétienne du religieux sacrificiel enraye sa fonction régulatrice. C’est ce que la modernité a reçu de l’Evangile mais en croyant qu’elle pouvait aussi se passer de la solution chrétienne, à savoir de la bonne nouvelle : la paix assurée par l’imitation de Jésus. Dès lors, la pensée de Girard provoque la modernité à une alternative radicale : soit la conversion au Christ soit l’escalade de la violence que plus aucun mécanisme ne peut endiguer, donc l’autodestruction du monde humain.
La puissance apologétique d’une telle pensée saute aux yeux. Peut-on, toute proportion gardée, comparer Girard à saint Augustin qui déploie La Cité de Dieu pour démontrer que l’effondrement de Rome n’est que la conséquence de son péché et non pas de l’influence délétère du christianisme ? Il semble que Girard permette de montrer l’acuité d’une relecture chrétienne de l’histoire. Cependant, sa démarche n’aurait-elle pas un coût qui, pour être caché, n’en serait pas moins lourd à régler pour l’intelligence chrétienne ?
L’Évangile est-il une politique ?
Dans quelle mesure, en effet, l’apologétique de Girard ne se retourne-t-elle pas contre l’économie de la Révélation chrétienne ? L’ordre surnaturel de la grâce ne devient-il pas le principe d’explication de la nature humaine ? Certes, mais pourquoi ne pas s’en féliciter ? Si le Christ est vrai Dieu et vrai homme, n’est-il pas normal qu’il apporte la vérité intégrale sur l’homme ? On peut objecter qu’à trop montrer en quoi l’Evangile seul permet de décrypter les arcanes de la nature humaine Girard 1) enlève toute consistance et toute bonté à l’ordre humain pris en lui-même et 2) qu’en faisant de la grâce une clef de lecture du fonctionnement humain il la réduit à n’être qu’un des éléments de ce monde humain ; deux faces d’une même confusion entre nature et grâce, entre foi et raison. Autrement dit peut-on prendre le texte de l’Evangile comme un texte parmi d’autres, tout en montrant qu’il est cependant différent de tous les autres en tant qu’il est le seul à mettre à jour ce que tous les mythes falsifient ? Nous voyons ici que la question de la méthode est essentielle dans cette discussion. Reprenons.
Girard est anthropologue ; c’est donc en tant que tel qu’il lit la Bible. Or il y découvre que ce qu’il a repéré comme le mécanisme central de la constitution de la culture et de la société y est dénoncé. C’est dire que soit la Bible donne une version alternative de la culture et de la société, soit qu’elle les récuse tout simplement, ce qui paraît impossible. Il faut donc reconnaître que l’Ancien Testament a une vision propre de ce qu’est une communauté politique juste. En effet, la Bible nous raconte comment Dieu guide son peuple, d’abord avec Moïse puis avec les Rois et les Juges. Y a-t-il impliquée dans la Bible, narrant l’expérience d’Israël, la possibilité d’une conception naturelle de l’ordre politique, telle que Platon et Aristote l’ont réfléchie à partir de l’expérience de la Cité ? Le peuple hébreu reçoit sa loi politique de Dieu mais la Bible dit aussi que Dieu est créateur de l’homme et de la femme pour qu’ils se multiplient paisiblement.
C’est avec le Christ que la dualité entre le pouvoir politique et Dieu apparaît comme telle. Le Christ n’est ni roi ni juge. Dès lors se pose pour le christianisme naissant le problème de la légitimité et de la nature de l’ordre politique. Les Pères de l’Eglise vont peu à peu intégrer à la doctrine et à la pratique de l’Eglise la pensée des philosophes et des juristes grecs et latins en la considérant comme une expression imparfaite de l’ordre naturel créé par Dieu mais accessible à la raison humaine. La synthèse élaborée par Thomas d’Aquin va ainsi reconnaître la bonté de l’ordre politique. L’homme est bien par nature “un animal politique”.
Le problème avec Girard est que la culture et la société sont expliquées à partir du mécanisme sacrificiel dans lequel l’innocent est injustement condamné. L’ordre politique est donc fondé pour lui sur une violence originaire ; en terme chrétien, c’est le péché qui rend compte du fondement et du fonctionnement de la société humaine. Dès lors seule la grâce divine, apportant le salut à l’homme permet de dénoncer le mal à l’œuvre dans le monde humain. Mais faut-il aller jusqu’au bout et estimer que l’Evangile apporte une politique ? L’Église n’a jamais prétendu prendre en charge l’ordre temporel et elle a toujours considéré que le salut apporté par le Christ n’est pas social même s’il peut avoir des effets sociaux et politiques. Enfin, chez Girard, l’ordre de la grâce n’est-il pas assumé par un système anthropologique qui, tout en montrant sa pertinence, le dénature ?
Une subtile récupération qui dénature la grâce ?
Le danger est ici que la grâce perde sa gratuité en devenant la clef nécessaire pour comprendre l’ordre humain. Girard loin d’être augustinien ne répèterait-il pas alors l’entreprise de Hegel pour lequel la vérité du christianisme sur l’homme est à reprendre dans un système intellectuel lui donnant une forme pleinement adéquate ? C’est ici que l’apologétique de Girard risque de se retourner contre elle-même. Dès lors, Girard est-il un exemple de cet usage de “la raison élargie” chère à Benoît XVI ou bien est-il, même inconsciemment, un des derniers avatars de la réduction rationaliste de la foi ?
Pour envisager une réponse, il faut cerner l’objectif que Girard poursuit dans sa réflexion. Il n’a pas découvert le mimétisme grâce à une lecture de la Bible. C’est en lisant les grands romanciers tels que Cervantès, Shakespeare, Stendhal et Proust qu’il a mis en évidence la force du désir mimétique, puis a découvert la place centrale d’un tel mécanisme dans le religieux archaïque. On ne peut donc dire que sa doctrine est une application de la Bible aux sciences humaines. Cependant Girard a découvert la singularité de la Bible relativement à tous les autres textes mythiques ou tragiques. On peut imaginer l’ébranlement intérieur qu’a provoqué une telle découverte. Tout peut être compris comme si la Révélation nous mettait devant une vérité sur le fonctionnement de l’ordre humain. Il s’agit donc plutôt de dire que Girard trouve une confirmation de sa pensée dans la Bible. Peut-on aller plus loin et Girard va-t-il lui-même plus loin ?
Girard n’a jamais prétendu, à notre connaissance, que la Révélation se limitait à décrire le fonctionnement du monde humain. La Révélation est d’abord et avant tout celle de Dieu sur lui-même. De plus, le salut apporté par Dieu est d’être introduit dans la communion divine par la grâce et d’être racheté du péché. Or le péché ne se réduit pas à la seule violence mimétique quand bien même celle-ci tient une place non négligeable. Prendre la pensée de Girard comme un système englobant permettant de tenir ensemble selon la même logique du mimétisme, et l’ordre de la nature et l’ordre de la grâce, expose à les réduire tous deux et donc à les dénaturer. Pour éviter cela et pour contrebalancer le compréhensible engouement qu’une telle pensée peut engendrer, la conscience de ses limites quant à sa méthode et à son objectif est requise. Rappeler cela permet d’en mesurer le juste apport scientifique, la fécondité apologétique et de l’intégrer dans cette longue tradition et dans cette riche culture que la raison humaine a engendré de par sa fréquentation assidue de la Révélation chrétienne. Bref, René Girard est sans nul doute un des penseurs contemporains les plus stimulants sur le fonctionnement du monde humain.
Article initialement paru sur le blog de Thibaud Collin, “Le parvis de la chouette”