Le philosophe politique Pierre Manent dresse une “situation de la France” qui loin d’être une déploration, veut la remettre debout. Un essai revigorant !Passées l’émotion et les envolées lyriques, que reste-t-il du grand sursaut “citoyen” de janvier 2015, au lendemain des attentats ? A-t-il déclenché une réflexion en profondeur, engendré un renouvellement des idées, conduit à mettre en œuvre de nouvelles dispositions pour aider les Français à vivre dans l’unité et la sécurité ? Nullement : on s’est contenté d’augmenter le volume sonore pour reprendre en boucle des slogans creux sur la “laïcité”, la non-discrimination ou sur l’innocuité du “véritable islam” dans un pays prétendument stérile comme une chambre d’hôpital par l’effacement officiel du “religieux”. Donc rien n’est réglé.
Pas étonnant, car “tout est faux dans cette thèse”, explique le philosophe et politologue Pierre Manent dans un essai d’une rare acuité. Ce n’est pas en niant le fait religieux, l’identité chrétienne de la France, l’apport du judaïsme comme la réalité de l’islam, et en sommant chaque citoyen de déposer sa religion au vestiaire avant de pénétrer dans “l’espace public”, que l’on peut rendre crédible et désirable le “vivre ensemble”. Au contraire : “Au lieu de rechercher une neutralité impossible, qui couvrirait en fait une guerre sournoise, nous devons accepter et organiser la coexistence publique des religions”, mieux encore, “leur participation à la conversation civique”.
Encore faut-il préciser le cadre de cette conversation : celui d’une “nation de marque chrétienne” dans laquelle nombre de musulmans ont choisi d’entrer. Pour Pierre Manent, les musulmans ne trouveront leur place dans la société que s’ils s’intègrent dans la nation française : autant il est vain de leur demander d’amender leur religion, autant il est vital qu’ils acceptent de se séparer de “l’oumma” – la communauté ou nation islamique qui prétend dominer le monde.
Mais la question principale et cruciale que l’islam oblige à poser ne s’adresse pas tant aux musulmans qu’à tous les Français et plus largement aux Européens soumis à l’utopie dévastatrice d’ “une vie sans loi dans un monde sans frontière” et abandonnés “dans une Europe sans forme ni bien commun”. Aucune solution politique n’émergera de l’effacement de la nation et de la neutralisation de la religion. C’est au contraire dans l’articulation dynamique entre la force vitale de la nation et dans la confiance en la bienveillance divine qui caractérise la foi chrétienne que viendra la renaissance : “L’Europe fut grande par ses nations tant qu’elle sut mêler les vertus romaines, courage et prudence, à la foi dans un Dieu ami de toutes et de chacune”. Après “l’effondrement dans l’immanence violente qui caractérise le vingtième siècle”, il est donc vital de renouer avec la transcendance et son corollaire, la médiation. Une autre notion, ni simplement rationnelle, ni strictement dogmatique, vient in fine éclairer le propos : celle, biblique, de l’Alliance qui “ouvre une histoire à la liberté”.
Gageons que cet essai dense mais admirablement servi par une langue sobre et lumineuse contribuera puissamment à renouveler la réflexion politique.
Situation de la France, Pierre Manent, Desclée de Brouwer, 173 pages, 15,90 euros