Le célèbre épisode de la rencontre du Christ et de le femme de Samarie,évangile de ce dimanche, tourne autour du désir humain le plus profond, celui qui révèle l’élan de notre cœur.22/03/2014
Du blogue de Jacques Gauthier
Au 3e dimanche de Carême A, l’Église propose un récit qui ne laisse personne indifférent, celui de la rencontre de Jésus avec la Samaritaine au puits de Jacob (Jn 4, 5-42). Jean est le seul à rapporter cette histoire aux multiples interprétations. J’y vois surtout un enseignement très construit sur la soif de Jésus, "Donne-moi à boire" (Jn 4, 7) et celle de la Samaritaine. La scène se développe en trois étapes : le puits, le mari de la Samaritaine et les croyances des Samaritains.
Ce récit est l’histoire d’une rencontre de deux désirs et de deux regards : celui de Jésus et celui de la Samaritaine. Il y a ici un contact qui va toucher le cœur des deux personnages, symbole de ce puits intérieur où nous sommes appelés à y boire l’eau vive. Jésus va révéler à cette femme, malgré les interdits, la vérité profonde qui l’habite. Son regard sur elle-même va changer; elle va se voir comme Jésus la voit. Cette révélation sera sa métamorphose.
Autour du puits
Jésus arrive à une ville de Samarie, appelée Sykar, près du terrain que Jacob avait donné à son fils Joseph, et où se trouve le puits de Jacob. Jésus, fatigué par la route, s’était assis là, au bord du puits. Il était environ midi. Arrive une femme de Samarie, qui venait puiser de l’eau. Jésus lui dit : « Donne-moi à boire. » (En effet, ses disciples étaient partis à la ville pour acheter de quoi manger.) La Samaritaine lui dit : « Comment ! Toi qui es Juif, tu me demandes à boire, à moi, une Samaritaine?"(Jn 4, 5-9)
Un voyageur traverse donc la Samarie, région impure aux yeux des Juifs. Fatigué et assoiffé, il s’arrête à midi au puits de Jacob. Ce lieu n’est pas neutre. Dans les civilisations sémitiques, le puits est le lieu de la vie; les filles y vont puiser de l’eau (Gn 24, 13). Le chant de la poulie se mêle à leurs rires. C’est l’espace privilégié pour des rencontres amoureuses, comme celle de Jacob et Rachel (Gn 29).
Jésus a soif. Il transcende les préjugés et les fanatismes religieux en exposant à une femme son manque et sa fragilité; il lui demande à boire. Cette femme de Sychar vient seule au puits durant la journée; normalement les femmes puisent l’eau avec d’autres femmes tôt le matin, ou vers le soir, mais pas lorsque le soleil est à son zénith. Qu’importe, Jésus a besoin d’elle pour boire, car il n’a pas ce qu’il faut pour puiser. Ce désir, il l’a peut-être déjà formulé à son Père dans ses oraisons de nuit : « Donne-moi à boire ».
La femme ne répond pas à sa demande. Un homme qui demande de l’aide, c’est déstabilisant. Elle refuse de lui donner à boire car les Samaritains n’ont pas de rapport avec les Juifs, encore moins de manger dans les mêmes plats, ce qui les rendaient impurs. Les Samaritains avaient leur propre version du Pentateuque et rejetaient le reste. L’intolérance de la Samaritaine fait que Jésus restera assoiffé jusqu’à la fin du récit.
La Samaritaine se sent peut-être indigne, elle qui a eu cinq maris et qui vit avec quelqu’un d’autre. Elle s’était probablement faite traitée de tous les noms; sa marginalité ne lui attirait pas le respect. Mais Jésus va continuer de prendre l’initiative, au-delà de toute discrimination culturelle, religieuse, sexuelle. Son attitude d’ouverture brise les barrières, dénonce les structures rigides, surtout envers les femmes. Ce sera toute une leçon de vie pour ses disciples et ceux à venir. Comprendront-ils que nous sommes tous des enfants de Dieu et que nos gestes doivent donner la vie?
Le don de Dieu
Jésus change complètement le registre de la conversation : « Si tu savais le don de Dieu, si tu connaissais celui qui te dit : ‘Donne-moi à boire’, c’est toi qui lui aurais demandé, et il t’aurait donné de l’eau vive » (Jn 4, 10). Cette phrase énigmatique laisse entendre qu’il y a un lien étroit entre le don de Dieu et cet homme qui lui parle. C’est lui qui peut combler sa soif, et pas d’une eau stagnante, mais d’une eau vive. On change de puits, ce Juif se définit comme une source nouvelle, le don de Dieu.
Le regard de la femme commence à changer. Sa méfiance et son arrogance tombent. Elle se laisse entraîner ailleurs, dans cet univers singulier de celui qu’elle appelle maintenant « Seigneur ». Elle lui fait remarquer que le puits est profond et qu’il n’a pas de récipient pour puiser de l’eau. Où prendra-t-il cette eau vive ? Jésus lui répond en faisant le parallèle entre notre besoin physique d’eau et notre soif spirituelle. Sa réponse s’adresse à tous : « Tout homme qui boit de cette eau aura encore soif ; mais celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; et l’eau que je lui donnerai deviendra en lui source jaillissante pour la vie éternelle » (Jn 4, 13-14).
Le dialogue est d’une telle élévation que la femme est prête à recevoir cette eau qui va purifier son regard et la préparer à la connaissance d’elle-même. C’est que le puits du cœur humain est sans fin; notre « désir est sans remède », disait Thérèse d’Avila. Mais nous recevons à la mesure de notre soif. Thérèse de Lisieux aimait répéter, à la suite de Jean de la Croix, qu’on obtient de Dieu autant qu’on en espère. Notre désir est notre prière. Notre soif est notre quête. Ainsi, la demande de la Samaritaine sera reprise par les grands mystiques : « Seigneur, donne-la-moi, cette eau : que je n’aie plus soif, et que je n’aie plus à venir ici pour puiser » (Jn 4, 15).
Jésus est « le Maître du désir » (Françoise Dolto) qui éveille en l’autre son désir profond. « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et qu’il boive, celui qui croit en moi ! » (Jn 7, 37). Il veut tellement se donner, lui la source d’eau vive, qu’il ira jusqu’à partager son corps et son sang : « J’ai ardemment désiré manger cette Pâque avec vous » (Mt 20, 21).
Dans la Préface de la prière eucharistique du troisième dimanche de Carême, l’Église redit ce désir qu’a Jésus d’éveiller chacun à la foi et de le faire naître à l’amour, comme il l’a fait pour la Samaritaine : « En demandant à la Samaritaine de lui donner à boire, Jésus faisait à cette femme le don de la foi. Il avait un si grand désir d’éveiller la foi dans son cœur, qu’il fit naître en elle l’amour même de Dieu ».
Les adorateurs en esprit et en vérité
Jésus lui dit : « Va, appelle ton mari, et
reviens. » La femme répliqua : « Je n’ai pas de mari. » Jésus reprit : « Tu as raison de dire que tu n’as pas de mari, car tu en as eu cinq, et celui que tu as maintenant n’est pas ton mari : là, tu dis vrai. » La femme lui dit : « Seigneur, je le vois, tu es un prophète. Alors, explique-moi : nos pères ont adoré Dieu sur la montagne qui est là, et vous, les Juifs, vous dites que le lieu où il faut l’adorer est à Jérusalem. » Jésus lui dit : « Femme, crois-moi : l’heure vient où vous n’irez plus ni sur cette montagne ni à Jérusalem pour adorer le Père. Vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; nous adorons, nous, celui que nous connaissons, car le salut vient des Juifs. Mais l’heure vient – et c’est maintenant – où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité : tels sont les adorateurs que recherche le Père. Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent, c’est en esprit et vérité qu’ils doivent l’adorer. » La femme lui dit : « Je sais qu’il vient, le Messie, celui qu’on appelle Christ. Quand il viendra, c’est lui qui nous fera connaître toutes choses. » Jésus lui dit : « Moi qui te parle, je le suis » (Jn 4, 16-26).
Jésus est entré dans la vie de la Samaritaine en lui révélant la source intérieure. Cette révélation comporte un appel d’accueillir l’eau vive et un défi de conversion. Pour être transformée spirituellement, la femme doit changer sa manière de vivre. Jésus demande donc à la femme d’appeler son mari et de revenir au puits. Il ne lui fait pas la morale, mais il révèle ce qui est caché. Sa parole la rejoint au cœur même de sa vie, de son désir, de sa soif. L’eau vive a des exigences et suscite le désir de plénitude qui la tenaille en secret.
Peut-être que la Samaritaine, couverte de bijoux, a voulu ignorer Jésus, à cette heure si chaude du jour où on ne va pas seule au puits. Peut-être a-t-elle reconnu l’homme de sa vie, celui qui l’aimerait pour ce qu’elle est. En passant d’un homme à l’autre, sa soif d’amour n’est toujours pas comblée. Mais voici enfin quelqu’un qui la touche dans sa dignité; avec lui elle sent qu’elle existe par elle-même, au-delà de sa beauté et des jeux de la séduction.
Jésus confronte la Samaritaine avec ce qu’il y a de plus intime dans sa vie. Il lui demande d’amener un mari qu’elle n’a pas. Il veut qu’elle prenne conscience qu’elle est en violation avec la Loi de Dieu, qui est aussi un don de Dieu. Jésus a soif du salut de cette femme; il veut en faire une disciple. Déstabilisée de nouveau, elle reconnaît que Jésus est prophète. Elle accepte de regarder la situation et joue franc jeu avec Jésus en lui disant qu’elle n’a pas de mari. Sa vulnérabilité sert bien la vérité. La douceur de Jésus ébranle ses résistances. Elle avait vraiment besoin davantage que l’eau du puits.
La Samaritaine veut aller plus loin dans cette quête d’intériorité, car elle est en attente d’une plénitude. Sa soif est immense. Elle amène Jésus sur le terrain du culte. Du puits, on passe à la montagne. Mais les lieux ont peu d’importance s’ils ne mènent pas au cœur. Car pour Jésus l’heure vient où les vrais adorateurs ne se trouveront pas sur telle ou telle montagne, mais adoreront en esprit et en vérité. Cette adoration est l’œuvre de L’Esprit Saint qui vit en permanence en chaque croyant. Le vrai culte est celui que nous rendons au Père par l’Esprit. Le vrai sanctuaire est intérieur, l’Esprit y a fait sa demeure. Chaque croyant est une terre sainte.
Accueillir le Sauveur de monde
Un nouveau pas va être franchi par Jésus et la Samaritaine qui se sont écoutés avec beaucoup d’attention. Elle a partagé son secret à Jésus, celui-ci va lui livrer l’identité de son être de Messie, se révéler comme jamais dans l’Évangile de Jean : « Je le suis, moi qui te parle ». Cette formule reprend le titre même du Seigneur au Sinaï : JE SUIS. La femme était prête à entendre cette révélation, même si elle se sent si loin du Saint. Elle peut quitter le puits, laisser la cruche, s’éloigner de la montagne, puisque tout le reste lui est donné. « La femme, laissant là sa cruche, revint à la ville et dit aux gens : « Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait. Ne serait-il pas le Messie ? » Ils sortirent de la ville, et ils se dirigeaient vers Jésus »[.] « Beaucoup de Samaritains de cette ville crurent en Jésus, à cause des paroles de la femme qui avait rendu ce témoignage : « Il m’a dit tout ce que j’ai fait » (Jn 4, 28-30.39).
Au contact de Jésus, la Samaritaine a retrouvé la soif qui rassasie, a reconnu le désir d’un amour éternel qui se donne. Plus besoin de tirer l’eau du puits, la grâce a triomphé dans son âme, un peu comme Marie Madeleine. Elle fait maintenant l’expérience de la Bonne Nouvelle. Elle laisse sa cruche pour partager ce qu’elle a vécu. La rencontre de Jésus conduit toujours à la mission. Une vie nouvelle commence pour celle qui n’avait pas de prénom dans l’évangile, mais que la tradition grecque nomme Photine. Sainte Photine est d’ailleurs fêtée le 20 mars par l’Église catholique et le 26 février par l’Église orthodoxe. On pense qu’elle aurait donné ses biens aux pauvres et qu’elle serait partie évangéliser Carthage (Tunisie).
Qu’importe son nom, Jean nous la présente comme la Samaritaine. Elle a fait l’expérience de l’amour de Jésus qui abat les préjugés, elle n’a plus soif comme avant, elle ne vit plus en exclue, un homme a libéré son désir profond et creusé une source d’eau vive qui donne un sens à sa vie. Et cet homme, elle le reconnaît comme Messie. Elle est enfin libre. Grâce à elle, le récit va se terminer par cette audacieuse confession de foi : « Nous savons que c’est vraiment lui le Sauveur du monde » (Jn 4, 42).
En révélant sa soif de la Samaritaine, de son amour, Jésus révèle aussi sa soif de nous, de notre amour, de notre liberté. En révélant sa soif de nous, il espère réveiller notre foi, notre soif de lui. Il a soif de nos soifs, disait saint Augustin. Lorsque sa soif et notre soif se rencontrent, commence le travail de conversion, de transformation, de divinisation. Et nous faisons alors la joie de Dieu.
Pour aller plus loin, lire mon essai: J’ai soif. De la petite Thérèse à Mère Teresa (Parole et Silence).
Écouter mes deux conférences sur la Samaritaine lors de la retraite "J’ai soif", donnée au Foyer de Charité à Sutton. Voici le lien sur mon site: La Samaritaine: Donne-moi à boire.