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L’Europe de Robert Schuman

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cardinal Péter Erdő - publié le 08/09/13
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Une communauté de peuples unis par leurs racines chrétiennes : l’idéal de Robert Schuman exposé par le cardinal Péter Erdő.


 Nous publions ci-dessous le discours du cardinal Péter Erdő, Archevêque d’Esztergom-Budapest, primat de Hongrie, et Président du Conseil des conférences épiscopales d'Europe (CCEE), durant la conférence organisée par le diocèse de Metz à l’occasion du 50ème anniversaire de la mort de Robert Schuman.

Mesdames et Messieurs,

Nous sommes réunis ici pour honorer la mémoire de Robert Schuman, décédé il y a cinquante ans, non loin de la ville de Metz. En tant que Président du Conseil des Conférences Episcopales d'Europe, je désire adresser mes salutations les plus cordiales à tous les participants à ce congrès si important, organisé en conclusion de l'année consacrée à Robert Schuman.

1. Lorsque Robert Schuman, Ministre des affaires étrangères de France, le 9 mai 1950, invite les nations démocratiques européennes à s'associer librement pour construire, ensemble, « une communauté de destin », il réalise sans doute un geste qui influencera fortement l'histoire de notre continent.

2. On parlait autrefois, aujourd'hui peut-être un peu moins, mais on continue d’en parler tout de même, de Schuman, Adenauer et De Gasperi comme des pères de la Communauté Européenne, précurseur de ce que nous appelons aujourd'hui Union Européenne. La présentation de leurs intentions, la noblesse de leurs idées, sert souvent pour justifier et comparer les circonstances actuelles qui apparaissent fréquemment comme étant très complexes et contradictoires. Or, ces idées peuvent également être de pures sources d’espérance si elles acquièrent davantage de force dans la conscience des peuples et des responsables du continent. Pour commencer une réflexion sur ce renouveau possible, je voudrais proposer quelques observations, à la lumière de la réalité européenne actuelle.

3. Essayer de dresser un bilan du développement européen en nous demandant si la Communauté et, plus tard, l'Union Européenne s’est réellement développée selon les idées de Robert Schuman, serait prématuré et trop peu défini. Aussi, cette question peut être abordée en partant de nombreux points de vue.
Le point de vue des pays fondateurs est bien connu, aussi bien au niveau officiel qu'au niveau des penseurs appartenant à des courants différents (chrétiens et non chrétiens, croyants et non-croyants). Un autre point de vue à adopter pourrait être celui des nouveaux pays membres de l'Union, notamment ceux de l'Europe centrale et orientale, qui ont vécu des expériences historiques bien différentes.

Tout d'abord, en 1950, Robert Schuman parle de l'association de nations démocratiques européennes. Bien entendu, en ce sens, l'autre partie du continent, dominée par le communisme stalinien, ne pouvait pas être prise en compte. Or, la raison de cette domination soviétique a été, entre autres, l'accord de Yalta dans lequel les pouvoirs occidentaux ont cédé la partie centrale et orientale du continent à l'Union Soviétique comme zone d'influence.
Si nous parlons de communauté de destin concernant les « nations démocratiques européennes », nous ne pouvons pas oublier que même de l'autre côté du continent il y avait une communauté de destin. Tous les peuples de la zone communiste, indépendamment de la position adoptée par leurs pays pendant la guerre, ont eu le même sort. Les vainqueurs ont reçu comme prix exactement ce dont les perdants ont reçu comme punition. Et nous n'avons pas encore parlé de l'impossibilité de la responsabilité morale collective de peuples tout entiers.
En fin de compte, ces pays n'ont pas pu recevoir l'aide économique du célèbre plan Marshall qui a permis la reconstruction de l'économie de la partie occidentale du continent.
Malgré les nombreuses révoltes contre le communisme qui ont eu lieu en 1953 en Allemagne orientale, en 1956 en Hongrie, en 1968 en Tchécoslovaquie et plusieurs fois, de différentes façons en Pologne, le changement du système n'a pas découlé de ces mouvements, mais il a plutôt été la conséquence du changement des circonstances économiques et politiques globales. C'est ce qui explique la sensation qu'expriment les pays de l'Europe Centrale et Orientale selon lesquels le changement a été plutôt un destin, pour certains il a été même un don de la divine providence. Or, rares étaient ceux qui pensaient sérieusement que tout cela avait été une victoire remportée grâce à leurs propres forces.
Voilà pourquoi, déjà dans les années 1990, dans ces pays, beaucoup parlaient de la nécessité historique d'entrer dans l'Union Européenne, qui à l'époque s'appelait encore Communauté Européenne. Certains éprouvaient également le désir d'entrer dans cette Communauté : un souhait motivé par l’espoir de pouvoir vivre une vie agréable comme celle que l’on vivait en Allemagne et dans d'autres pays occidentaux.
Une autre raison expliquant ce désir était un certain malaise qu'éprouvaient ces citoyens de la nouvelle Europe, qui se sentaient comme appartenant à une catégorie inférieure. Par exemple, en arrivant dans les aéroports internationaux de l'Europe occidentale, il fallait faire de longues queues devant le guichet sur lequel était écrit « extracommunautaires » tandis que les autres passagers, ceux qui venaient de la partie du continent la plus heureuse, pouvaient passer les frontières sans avoir besoin de montrer leurs papiers.
Avant le vote organisé au début des années 2000 dans les pays candidats à l'Union, il y avait partout un certain type de campagne dans laquelle les experts occidentaux mettaient l'accent sur l'utilité d'entrer dans l'Union Européenne pour ces peuples. Parallèlement, d'autres propagandes, dans la plupart des cas appartenant aux pays candidats eux-mêmes, mettaient en exergue le fait qu’eux aussi, culturellement, faisaient partie depuis toujours de cette communauté qui s'appelle Europe. Les argumentations historiques sur la question ne manquaient pas, car une séparation aussi stricte que celle du rideau de fer, n'avait jamais existé entre ces deux parties du continent.
En Europe Centrale notamment, les peuples de culture latine occidentale estimaient depuis toujours qu’ils étaient une partie intégrante de l'Occident et pour eux, l'Europe de l'Est se composait uniquement des pays ayant une culture byzantine. Les pays de culture occidentale de l'Europe Centrale étaient la Slovénie, la Croatie, la Hongrie, la République Tchèque, la Slovaquie, la Pologne et les pays baltes.
Avant l'entrée des nouveaux membres dans l'Union, un grand nombre de négociations avaient pour objet les conditions de leur admission. Il y avait une très grande nécessité -que certains voyaient comme une très forte pression- de transformer le droit tout entier, ainsi que toute l'administration et toute l'économie de ces pays, à fin d'être conformes à l'Europe. Cela voulait dire que dès le début, le sentiment dominant dans ces pays était celui de l'inégalité et de la subordination par rapport à une réalité préexistante et beaucoup plus forte.
Ainsi, la position de ces pays était radicalement différente par rapport à celle des pays fondateurs de l'Union. Ils avaient le sentiment d’être comme des écoliers : les professeurs donnaient les devoirs à faire et, ensuite, ils jugeaient les résultats obtenus. Bien entendu, il y avait également des politiciens de ces pays candidats qui, lorsqu'ils voulaient adopter des mesures non populaires ou peu sympathiques, faisaient appel à la nécessité de s'adapter aux normes de l'Union.
C’est de la structure héritée de ces pays, mais également du comportement de la classe dirigeante, que dépendait fortement le sentiment éprouvé par les populations après l'entrée dans l'Union européenne en 2004. Dans un certain nombre de pays, la plupart des gens n'ont pu tirer aucun avantage de l'adhésion à l’Union ; bien au contraire, leur niveau de vie a souvent empiré. Dans d'autres pays par contre, les avantages économiques ont atteint de plus vastes couches de la société.
Dans ce cadre, beaucoup percevaient dans les nouveaux pays membres une faible compréhension et très peu d'intérêt pour leur sort de la part des occidentaux. Cet état d'âme faisait apparaître les valeurs et les idéaux fondamentaux de l'Union tels que la solidarité et la subsidiarité comme étant des concepts trop abstrait et lointains, faiblement représentés dans la vie quotidienne. Ce sentiment présent dans plusieurs pays nouveaux membres, était renforcé par l'expérience historique de ces peuples. Les pays de cette région, en effet, étaient souvent contraints de vivre dans une situation de dépendance de grands empires comme l'Empire romain germanique, l’Empire austro-hongrois, la Russie ou l'Empire ottoman. Ainsi, dans l'esprit de certains, a commencé à apparaître l'analogie qui montrait la situation actuelle comme une position de subordination et d'exploitation.
Les effets économiques négatifs qui apparaissaient après le changement de système, cependant, n'avaient pas de lien direct avec l'Union Européenne. Il s'agissait plutôt du fait que l'introduction du capitalisme totalement libéral sans protection efficace du bien commun avait favorisé unilatéralement les acteurs les plus forts de l'économie, comme les grandes sociétés internationales. Ce phénomène a eu comme conséquence une forte augmentation du chômage, la crise du secteur social de l'enseignement et de bien d'autres institutions. L'une des raisons pour lesquelles ce changement a entraîné également un grand nombre de conséquences négatives, a été dans certains cas la survie de structures communistes ou la corruption.
Après l'entrée de ces pays dans l'Union Européenne, certains avaient le sentiment que tout cela ne troublait point les autorités de Bruxelles. Peu de temps après est apparue également la soi-disant crise monétaire qui a créé un certain malaise non seulement dans les pays du Sud mais également dans les pays de l'Europe Centrale et Orientale. L'on avait l'impression, en effet, que certains s'attachaient à prêcher aux autres que tous étaient égaux, bien que certains plus que d’autres ; c’est-à-dire que l'égalité en réalité ne concernait que quelques-uns.
Les débats de ces dernières années ont parfois même lancé des attaques qui ont causé une grande stupeur auprès de vastes couches de la population qui s'est rendue compte que, bien souvent, les pays occidentaux critiquent certains pays sans les connaître, sans vouloir les comprendre et que souvent l'approche adoptée est celle de deux poids et deux mesures.

4.  Comment peut-on répondre non seulement à ces phénomènes mais également à bien d'autres, en se basant sur les nobles idées de Robert Schuman ? Tout d'abord, il faut examiner et approfondir ces idées dans leur globalité[1]. La démocratie, selon Schuman, dans le sens le plus ample et actuel du terme, doit son existence au christianisme, car c'est le christianisme qui a présenté la dignité de l'être humain même dans sa liberté individuelle. En d'autres termes, la nouveauté de Jésus-Christ a beaucoup à voir avec l'idéal européen de la démocratie. “L’Europe doit se faire une âme”[2]. Les pays entrés dans l'Union à partir de l'année 2004 n'ont pas fait l'expérience de la préhistoire de l'Union Européenne. Ils ont par contre fait l'expérience du communisme, dans lequel les mensonges idéologiques étaient fréquents. Lorsque l'on parle, aujourd'hui, de ces valeurs européennes, il faut aussi que l'on puisse voir concrètement la valeur de ces principes dans les différentes structures et réalités. C'est justement au fil de ces dernières années, que beaucoup avaient l'impression que depuis l'Occident -non seulement depuis les structures de l'Union Européenne- venaient des attaques continues contre le christianisme et même contre les institutions qui sont à la base de la société, non seulement en Europe.
La solidarité et la fraternité entre les peuples imposeraient que les nouveaux pays membres puissent continuer à produire des biens importants, au moins dans les secteurs dans lesquels leurs circonstances naturelles sont favorables à ces activités. Non seulement en raison des politiques de l'Union Européenne, mais également à cause de toute la logique du capitalisme si peu réglementé, il est souvent arrivé que des propriétaires occidentaux aient acheté à bas prix des secteurs entiers de l'industrie, du commerce, des services publics, et même les réseaux d'approvisionnement de gaz, d’eau, les canalisations etc. puis aient décidé d'arrêter toute la production pour se créer un marché ou bien d'augmenter radicalement les prix des prestations indispensables pour la population. Dans une perspective de fraternité, il faudrait qu'il y ait des possibilités de protection contre ce genre de développements qui ne font qu'empirer la situation d'endettement des pays et des citoyens. Par ailleurs, le fait que les citoyens des nouveaux pays membres de l'Union Européenne puissent avoir suffisamment d'occupation dans leur patrie, devrait être une préoccupation et un élément d’intérêt commun.
Une autre question que doivent aborder notamment les peuples les plus petits dont la langue maternelle n'est pas très connue au niveau international, est, justement, d’ordre culturel. Si nous observons les propriétés spécifiques de l'Europe, nous voyons que l'un des phénomènes typiquement européens est l'existence de nations culturelles et politiques, qui possèdent leur propre langue, leur expérience historique, leur richesse culturelle ; autant d'éléments qui constituent une valeur importante pour toute l'humanité.
Si nous voulions synthétiser la pensée de Robert Schuman, nous pourrions dire que l'unité politique n’implique pas l’absorption d’une nation ou la suppression de sa souveraineté nationale. Ces idées sont importantes pour l'avenir de toute l'Union Européenne.
Sur ce point, il faut aller au-delà des principes abstraits. L'expérience de l'après-guerre de l'Allemagne et de la France, ainsi que celle qui caractérise actuellement l'Europe centrale et orientale nous montre justement que l'Union Européenne peut être un bon cadre pour la réconciliation des peuples, un bon moyen pour dépasser les conflits historiques. Or, il ne s'agit pas ici uniquement de pacification, mais il s'agit plutôt d'une véritable sympathie et amitié qui doit unir les peuples de notre continent, qui doit garder à l'esprit les éléments culturels communs ainsi que l'héritage chrétien. En effet, toutes les cultures nationales du continent se sont développées en étant étroitement liées au christianisme qui, loin d’avoir effacé les caractéristiques typiques des différents peuples, a plutôt aidé à développer le génie de chacun.
À la fin du XIXème siècle, au sein de l'Empire austro-hongrois, l'on a commencé à comprendre que les peuples qui vivaient ensemble dans cet Empire ne se connaissaient pas suffisamment. Voilà la raison qui expliquait l'absence quasi totale de sentiment de communion des uns envers les autres. C'est pourquoi, sous l'égide du prince Rodolphe d'Autriche, mort tragiquement peu après, l'on a commencé à imprimer une collection de livres intitulés : “Österreich-Ungarn in Wort und Bild” (“La Monarchie Austro-Hongroise en paroles et images”). Les volumes de la collection ont été rédigés par des commissions provenant des différents pays de l'Empire. Chacun y a décrit son histoire, sa culture et sa géographie, ensuite les volumes ont été traduits dans toutes les langues. Bien entendu, il ne fallait en aucun cas parler de haine ou d’antipathie envers les autres. Cependant, cette initiative a été réalisée beaucoup trop tard pour être en mesure de créer réellement une communauté formée de tous les peuples de ce vieil Empire, désormais enfoui dans les profondeurs de l'histoire.
Pourtant, l'idée de faire connaître la réalité, la culture des différents peuples aux autres, reste d'actualité dans l'Europe d'aujourd'hui. En effet, nous pourrions nous demander, quelle connaissance peut avoir un citoyen hongrois en général de l'histoire du Portugal ? Ou bien un anglais de l’histoire hongroise ? Pour nous sentir liés, unis, pour nous comprendre il faut nous connaître. Aujourd'hui nous disposons d'un grand nombre de moyens de communication, d'infinies possibilités de rédiger des présentations des pays de l’Union même sur support audiovisuel : autant de possibilités d'introduire des connaissances de ce genre même dans l'enseignement scolaire des pays. Or, tout cela ne peut être fait sans cette bonne volonté, sans cette pensée noble, qui a caractérisé Robert Schuman et les autres grands fondateurs de la Communauté Européenne.

5.  Le secret de cette attitude a été le christianisme du cœur des grands fondateurs. Tel que l’a demandé presque prophétiquement le Bienheureux Jean Paul II : «N'est-il pas significatif que parmi les principaux promoteurs de l'unification du continent, figurent des hommes animés par une profonde foi chrétienne ? Leur dessein courageux ne fut-il pas inspiré par les valeurs évangéliques de la liberté et de la solidarité ? Un dessein, par ailleurs, qu'ils considéraient à juste titre réaliste, en dépit des difficultés prévisibles, car ils avaient clairement conscience du rôle joué par le christianisme dans la formation et le développement des cultures présentes dans les divers pays du continent »[3].

Voilà le sens de l'héritage de Robert Schuman. C’est là le chemin que nous devons retrouver et que nous devons continuer à parcourir avec un courage renouvelé, même aujourd'hui.
Merci de votre attention !
 


[1] Cf. Chartre de l’Europe unie d’après Robert Schuman, “Père de l’Europe”, initiateur de l’Europe communautaire, in Renè Lejeune, Robert Schuman, Un Père pour l’Europe, Paris 2013, Annexe 2, p. 206.
[2] Ibid.
[3] Jean Paul II, Lettera ai Vescovi italiani su “le responsabilità dei cattolici di fronte alle sfide dell’attuale momento storico”. Appello ad una grande preghiera del popolo italiano, in Giovanni Paolo II, Profezia per l’Europa, sous la direction de Mario Spezzibottiani, Casale Monferrato 1999, p. 694-695, nr. 1228, 3.

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