« Nous avons perdu le sens de la responsabilité fraternelle » s’est écrié François à Lampedusa en dénonçant la « mondialisation de l’indifférence »
Tant de migrants morts en mer en cherchant le salut vers l’Europe sur ces barques « qui ne sont pas un chemin d’espoir, mais un chemin de mort » : cette pensée « revient toujours comme une épine dans le cœur, porteuse de souffrance », s’est ému le pape à l’annonce de l'énième nouvelle bouleversante de la mort d'immigrés en mer.
Durant la célébration eucharistique qui s’est déroulée dans le stade de l’île de Lampedusa, le pape a expliqué ainsi lui-même le motif de sa visite surprise à Lampedusa : « J’ai senti que je devais venir ici aujourd’hui pour prier, pour accomplir un geste de proximité, mais aussi pour réveiller nos consciences afin que ce qui est arrivé ne se répète plus ».
Le pape François est arrivé sur l’île des débarquements d’immigrés à 9h15 ; puis de la Cala Pisana, il s’est embarqué sur une vedette pour atteindre par la mer le port de Lampedusa. Au large, à proximité de la Porte d’Europe, le pape a lancé à la mer une couronne de fleurs en hommage à tous ceux qui ont perdu la vie dans les traversées : depuis janvier 2013 : 7 800 migrants.
A Punta Favarolo, le nouveau port de Lampedusa, Bergoglio a rencontré un groupe d’immigrés, une cinquantaine, représentant les centaines qui débarquent chaque jour sur l’île italienne, proche de l’Afrique. Justement, ce lundi matin, venait d’accoster une autre barque avec 166 immigrés, dont 4 femmes.
Un jeune garçon, avec l’aide d’un interprète, a raconté au pape les souffrances vécues pour arriver jusque-là : la fuite pour des raisons politiques et économiques, comment ils sont passés entre les mains de trafiquants etc. Des histoires tristement connues, mais auxquelles il ne faut pas s’habituer, soulignera plus tard le pape, lui-même fils d’immigrés italiens en Argentine.
Sur le trajet vers le lieu de la célébration, les hommes de la sécurité vaticane et les carabiniers ne parviennent pas à freiner la tendresse du pape qui salue, serre les mains, embrasse les petits enfants et les bénit. Le pape François n’est pas pressé, il a du temps pour tous ces îliens venus l’accueillir et qui le serrent de près contre toute mesure de sécurité.
« Bienvenue parmi les derniers arrivés », lit-on sur la pancarte que les habitants de Lampedusa ont placée près du débarcadère ; et sur un drap déroulé sur une des maisons donnant sur le stade : « Vous êtes l’un de nous », une phrase qui résume cet élan populaire envers le pontife venu du bout du monde.
Un cortège des 120 bateaux de pêche accompagne la traversée en mer du pape, arborant à la proue la photo de François avec l’inscription : « le pape des pêcheurs ».
“Merci”, a répété plus d’une fois le pape François aux habitants de Lampedusa et Linosa, pour votre « solidarité avec les personnes en voyage vers un avenir meilleur ». Le pape les a encouragés à être un « phare pour le monde entier, pour que tous aient le courage d’accueillir ceux qui cherchent une vie meilleure ».
Une simple table posée sur une petite barque en guise d’autel, et une nappe d’autel faite de voiles de bateau: le pape avait demandé expressément que l’on ne dépense pas pour cette visite des ressources financières qui seraient mieux utilisées ailleurs. Même le calice et le bâton pastoral ont été faits avec des morceaux de bois des embarcations des migrants arrivés sur l'ile ; à gauche de l’endroit où a été célébrée la messe, se trouve un « cimetière », tout ce qui reste des épaves qui ont fait passer l’espoir et la souffrance de tant de migrants.
Pour la célébration qui a suivi la liturgie, depuis le pupitre orné d’un gouvernail, est lu un passage de la Genèse relatant l’histoire fratricide de Caïn et Abel.
« Où est ton frère? » : ce n’est pas une question qui s’adresse aux autres, affirme le pape François dans son homélie se situant lui-même parmi les « désorientés », ceux qui «ne sont plus attentifs au monde dans lequel nous vivons », mais elle s’adresse « à toi, à moi, à nous tous ».
« Qui est le responsable du sang de ces frères et sœurs qui ont trouvé la mort tandis qu’ils cherchaient un endroit meilleur pour eux-mêmes et leur famille ? », a interpellé le pape. “Tous et personne “ répond-il, citant une comédie de Lope de Vega. Chacun pense n’être pas responsable personnellement parce que « nous avons perdu le sens de la responsabilité fraternelle ».
« La culture du bien-être, qui nous fait penser seulement à nous-mêmes, nous rend insensibles aux cris des autres, nous fait vivre dans des bulles de savon, qui sont belles, mais qui ne sont rien. Elles sont l’illusion de la futilité, du provisoire, qui mène à l’indifférence, plus encore, à la mondialisation de l’indifférence », a poursuivi François.
C’est ainsi, a martelé le pape, que de la mondialisation, « nous sommes tombés dans la mondialisation de l’indifférence » et « nous sommes habitués à la souffrance de l’autre, cela ne nous concerne pas, ne nous intéresse pas, n’est pas notre affaire! ».
Comme dans la figure de l’Innommé de Manzoni, la mondialisation de l’indifférence nous rend tous “innommés”, responsables sans nom et sans visage. Nous sommes dans une société qui a oublié ce que pleurer veut dire, qui a oublié la compassion », s’est indigné le Pape.
« Qui de nous a pleuré pour ce fait et pour d’autres comme celui-ci ? « Qui a pleuré la mort de nos frères et sœurs ? Qui a pleuré pour ceux qui étaient dans les barques ? » a-t-il interrogé, avant de terminer son homélie en demandant au Seigneur « la grâce de pleurer sur notre indifférence, sur la cruauté qu'il y a dans le monde, en nous, et aussi chez ceux qui dans l'anonymat prennent des décisions socio-économiques qui ouvrent la voie à des drames comme celui-ci.