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L’écologie humaine et la loi naturelle

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Joël Sprung - publié le 22/04/13
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Aux sources de l’écologie humaine, le concept biblique de loi naturelle, aujourd’hui méconnu.

Le concept d’écologie prétend aborder la question de l’habitat du vivant (de oîkos, en grec, qui signifie maison). Mais quel vivant ? Plus couramment, on entend par écologie ce qui a trait à la protection de la Nature, avec un grand N. La Nature, c’est l’endroit d’où l’on nait, la matrice dans laquelle on est formé. Habitat, Nature… Il se trouve que dans la religion chrétienne, nous distinguons justement ces deux choses.

D’une part nous considérons la Nature de laquelle Adam est tiré, et qui, comme matrice, est même le féminin de son nom : Adamah en hébreu. Dans la Bible, Adam est formé à partir de la poussière de la Adamah. Nous gardons cette idée quand, pour des funérailles nous disons : « tu es né poussière, tu redeviendras poussière ». L’homme est créé à partir d’une « nature » à laquelle il reviendra par-delà la mort. Mais Dieu insuffle aussi en lui une « haleine de vie » : un esprit.

D’autre part, nous considérons aussi la Création, comprise comme l’univers entier, dont l’homme fait partie au même titre que toutes les créatures. Puis « le Seigneur Dieu prit l'homme et l'établit dans le jardin des délices (gan Eden) pour le cultiver et le garder ». C’est là ce qu’avec la chute nous avons oublié, et que nous continuons d’ignorer. Plus encore à notre époque, semble-t-il, nous avons perdu le sens de cette mission. Et c’est pourquoi il nous faut parler d’écologie humaine. Cultiver et garder.

Cultiver le jardin, compris comme travailler la terre, faire fructifier la nature, par la technique et le développement… nous savons faire. Mais est-ce bien de cela qu’il s’agit dans la mission donnée par Dieu ? Etre co-créateur signifie-t-il réellement exploiter la Création aux fins de jouissance et de gloire que nous visons le plus souvent ? Quant à garder, nous ne comprenons pas mieux, ne posant pas vraiment la question de savoir de quoi la Création aurait eu besoin d’être gardée aux temps des délices. Toutefois aujourd’hui nous projetons en elle notre regard sur les ravages que l’homme provoque à son environnement, par la pollution de l’air et de l’eau, l’épuisement des ressources naturelles, et la menace qu’il fait peser sur certaines espèces vivantes. La menace qu’il fait même peser sur ses enfants. L’homme étant devenu un danger pour son environnement, c’est de lui, disent certains, que la Création aurait besoin d’être gardée. Et voici qu’ils instaurent le paradoxe d’une écologie absurde qui affronterait l’homme pour protéger son environnement naturel de lui-même.

Que l’on se focalise sur l’exploitation des ressources de la Création, ou qu’on voit en l’homme son ennemi, nous transposons dans les deux cas notre vision actuelle du monde sur la parole biblique, ou du moins sur ce qu’il en reste dans notre inconscient collectif (même des non croyants), pour compenser le vide laissé par notre ignorance. Du temps de Jésus et des pères de l’Eglise, cette révélation n’était évidemment pas comprise ainsi. Quel développement aurait bien pu nécessiter le jardin des délices, lieu de la profusion ? A l’origine, certainement pas celui de nouveaux aéroports. Et de quel voleur l’habitat primordial aurait-il eu besoin d’être gardé ? A l’origine, certainement pas de la pollution.

Depuis longtemps la tradition juive, et après elle, celle des pères de l’Eglise, ont compris que « garder et cultiver » signifiait une chose : garder les commandements et rendre un culte à Dieu. Le Targum de la Genèse dit que Dieu fit demeurer Adam dans le jardin d’Eden « pour rendre un culte selon la Loi et pour garder ses commandements ». Chez les Pères de l’Eglise, Théophile d’Antioche par exemple dira : « Les mots ‘pour qu’il le travail’ ne signifient pas d’autre travail que celui de garder le précepte du Seigneur et de ne pas se perdre en désobéissance ».

Cultiver devient donc « rendre un culte ». Et en effet, la tradition d’interprétation de la Torah, dont fait partie le livre de la Genèse, a constamment tenu le fait qu’Adam avait été créé comme Grand Prêtre de la Création. D’abord, la tradition ancienne raconte qu’Adam fut créé sur la montagne du Temple, au cœur de l’actuelle Jérusalem, avec « de la poussière de l’emplacement du sanctuaire » nous dit le Targum de la Genèse. Et plus loin, il ajoute « Le Seigneur Dieu prit Adam de la montagne du culte où il avait été créé, et le fit demeurer dans le jardin d’Eden pour rendre un culte selon la Loi et pour garder ses commandements ». Par ailleurs, comme l’enseignent les prophètes, nous pouvons déduire de la découverte par Adam de sa nudité après la faute, qu’il était habillé avant, et pas de n’importe quelle manière. Le vêtement d’Adam a fait l’objet de nombreux commentaires. La tradition juive très ancienne sur ce point, parle du vêtement de Gloire avec lequel il fut créé (1). Le livre du prophète Ezéchiel le décrit ainsi :

« Tu étais en Éden, au jardin de Dieu. Toutes sortes de pierres précieuses formaient ton manteau : sardoine, topaze, diamant, chrysolite, onyx, jaspe, saphir, escarboucle, émeraude, d'or étaient travaillées tes pendeloques et tes paillettes; tout cela fut préparé au jour de ta création. » (Ez 28, 13)

Cette description n’a pas manqué d’être rapprochée du vêtement du Grand Prêtre, dont le pectoral du jugement devait porter, selon la Torah, ces mêmes pierres précieuses (Ex 28, 15-21). Un midrash (2) prétend que la création du vêtement d’Adam est antérieure à la Création du monde. Un autre (3) décrit ce manteau comme une nuée de gloire. C’est ce vêtement de gloire que le Christ doit restaurer pour Adam. Et cette tradition du vêtement originel ne se comprend finalement bien qu’à la lumière de la transfiguration de Jésus sur le Thabor, où le vêtement du Christ « devint blanc comme la lumière ». Ceci arrive avant qu’une nuée lumineuse ne couvre l’endroit, comme elle a couvert le Tabernacle au désert lorsque la Présence de Dieu est venu y demeurer. Plus encore, c’est le corps de Gloire du ressuscité qui manifeste l’accomplissement totale de cette vocation d’Adam au sacerdoce saint, au culte pour lequel il a été créé Grand Prêtre de la Création.

C’est bien pour cela que la mission comporte aussi la responsabilité de garder les commandements du Seigneur. Il s’agit bien des dix commandements, ce que nous appelons aussi la Loi naturelle. Elle est naturelle, parce que selon la tradition elle est antérieure à la Création et en est comme l’architecture. Car Dieu a créé l’univers en dix paroles, ainsi que l’enseigne encore un ancien midrash (4) :

« Par dix paroles le monde a été créé. Ne pouvait-il pas être créé par une seule parole ? Il en fut ainsi pour corriger les méchants qui détruisent le monde créé par dix paroles ; et pour donner une bonne récompense aux justes qui maintiennent le monde qui a été créé par dix paroles. »

L’allusion aux dix plaies d’Egypte n’est évidemment pas un hasard. Pour rendre un culte au Seigneur, il faut d’abord sortir de la maison servitude. C’est ce que Dieu a fait dire par Moïse à Pharaon : laisse partir mon peuple pour qu’il me rende un culte. Alors, avec la prophétesse Myriam, nous pouvons chanter le Seigneur qui s’est « couvert de gloire » et accueillir avec Moïse, dans la nuée, les dix paroles selon lesquelles le monde a été créé. Cette loi du Sinaï, celle du fameux « tu ne tueras point », mais aussi du « tu honoreras ton père et ta mère » ou du « tu ne commettras pas d’adultère », est centrée sur un principe qui, là encore, est le couronnement de la Création : le Repos. Ce Shabbat, dont Jésus nous dit qu’il est fait pour l’homme, nous enseigne précisément ce qu’est le fondement de la loi naturelle : la limite à la toute puissance de l’homme. Dans le repos obligatoire pour tous, mettant tout homme sur un pied d’égalité et obligeant à cesser toute instrumentalisation de la personne, l’homme apprend la limite et le partage, il se souvient qu’il a besoin du Dieu qui le délivre, et commence alors à entrer dans l’amour de Dieu, à entrer dans Son Repos.

Si l’on est prêt à croire un instant que l’Eglise ne s’agite pas toujours de manière inutile, même quand on ne comprend pas toujours bien ses priorités, alors on peut peut-être comprendre un peu mieux pourquoi dans l’aujourd’hui de notre société, alors qu’elle continue de s’engager sur le terrain de l’aide aux pauvres, aux personnes vulnérables, et à exhorter les hommes à revoir en profondeur leur style de vie consumériste, elle défend si ardemment le mariage entre un homme et une femme. Car dans cet acte de Création, selon les commandements qui sont confiés à l’homme, l’homme porte en lui un germe de l’altérité qui met sa nature et la nature divine l’une en face de l’autre. C’est l’altérité homme-femme qui est faite matrice de la rencontre homme-Dieu. C’est sa fécondité qui culmine dans l’œuvre de Création, par la dixième parole : croissez et multipliez ! Comment ne pas voir dans la négation croissante de cette altérité le point culminant du rejet par l’homme de la loi naturelle, et avec elle, de toute la Création ? Comment ne pas y voir finalement l’élan collectif d’un rejet de Dieu ?

L’homme est évidemment appelé à dépasser la loi naturelle. Mais son horizon sur-naturel ne peut s’affranchir de son marche-pied, cette loi par laquelle Dieu a tout créé, par laquelle il délivre l’homme de la maison de servitude, et qu’il remet entre ses mains pour le rencontrer. Comme Jésus l’enseigne à Nicodème, il faut bien que l’homme renaisse, qu’il assume pleinement sa matrice, et l’accomplisse. Il doit aussi être délivré. Il faut enfin qu’il accueille la parole de Dieu. Et c’est bien la matrice de tout cela qu’est la loi naturelle. Garder les commandements, c’est bien sûr les garder dans son cœur, comme une mémoire indélébile qui informe l’intelligence et la volonté. C’est le préalable, en définitif, de création en libération, à l’amour auquel nous sommes appelés.

Car dans cette histoire, la finalité c’est bien l’amour, rien que l’amour. Jésus nous l’enseigne ainsi : « Celui qui a reçu mes commandements et y reste fidèle, c'est celui-là qui m'aime ; et celui qui m'aime sera aimé de mon Père ; moi aussi je l'aimerai, et je me manifesterai à lui » (Jn 14, 21). Garder les commandements du Seigneur, dans un cœur ainsi purifié, est la condition de l’amour, de la rencontre avec Dieu. « Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu ». Ce cœur purifié, c’est celui qui contemple toute la Création, l’homme compris, comme ce lieu saint de la Présence de Dieu. Et qui la respecte comme tel. Alors l’homme n’est plus mû par un appétit insatiable d’exploitation de la Création, et il n’a plus peur de l’autre. Le cœur réconcilié avec les dix paroles entre dans la confiance, par la confiance dans la paix, et par la paix dans l’amour. Alors l’homme redevient ce Grand Prêtre de la Création qu’il a toujours été appelé à être. Alors l’homme est délivré, et la Création toute entière peut devenir la véritable « Tente de la Rencontre » où Dieu se manifeste.

Car finalement, il n’y a pas d’écologie humaine sans écologie divine : la destinée de l’homme est de partager la même demeure que Dieu. Le terme même d’écologie est merveilleux pour dire cela : une Parole sur la Maison. Le Logos, Verbe de Dieu, qui aime l’homme jusqu’à s’incarner, servir et donner sa vie sur une croix, attend que l’homme accueille ses dons, s’empare de la Création avec la plus grande révérence, comme d’une demeure sainte, et y pénètre en Grand Prêtre, pour lui rendre cet amour. C’est ce qu’est l’écologie enseignée par la Révélation, et ce à quoi conduit l’observation incontournable de la Loi naturelle.

1. F. Manns, Le vêtement de Gloire, in Cahiers Ratisbonne, 7, 1999

2. Melkita de R. Ismaël
3. Pirqé de R. Eliézer
4. Ibid.

 

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